15 avril 2025

Plongée dans le jazz expérimental : un chaînon oublié de l'underground

Le jazz expérimental : un mouvement hors-norme dès ses premières notes

Difficile de poser des limites au jazz expérimental tant il éclate les carcans. Né de l’insatisfaction de certains musiciens face aux formats convenus du jazz traditionnel des années 1940 et 1950, ce courant a pris son envol dans les années 1960. Figures phare comme Ornette Coleman avec son album majeur The Shape of Jazz to Come (1959) et John Coltrane avec A Love Supreme (1965) ont réinventé la grammaire musicale. À leurs côtés, des artistes comme Sun Ra ou Albert Ayler repoussaient ces explorations dans des territoires encore plus étranges, flirtant avec l'abstraction sonore.

Ce qui rendait ces œuvres révolutionnaires, c’était leur liberté radicale. Improvisation brute, traitements sonores atypiques, hybridation entre les cultures : le jazz expérimental a jeté les bases d’une avant-garde sonore à la croisée des chemins. Et si cette explosion de créativité semblait éloignée des mouvements underground naissants, son impact se frayait déjà un chemin.

Quand le jazz flirte avec la contre-culture

Dans les années 1960-1970, cultures jazz et contre-cultures cheminent souvent côte à côte. Le free jazz, en particulier, devient un terrain fertile pour les luttes politiques et sociales. Des figures comme Archie Shepp ou les Art Ensemble of Chicago s'alignent ouvertement avec le mouvement des droits civiques, offrant un écho sonore aux revendications. Cette posture reflète celle de l’underground, qui s’érige souvent en opposition aux systèmes dominants.

Le festival Pan-African Arts Festival de 1969 ou encore l'Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM) sont autant de moments charnières où musique et idéologie se mêlent. Le jazz expérimental s'émancipe, abolit les hiérarchies musicales et inspire le do-it-yourself (DIY) cher aux scènes underground émergentes des décennies suivantes.

Les liens inattendus avec le punk et la new wave

Le rapprochement entre jazz expérimental et punk/new wave peut surprendre. Mais à bien y regarder, il existe une affinité profonde entre ces mondes. Le groupe DNA, fer de lance du courant no wave dans les années 1970 à New York, incorporait des techniques d’improvisation inspirées du free jazz dans une esthétique bruitiste. John Zorn, compositeur et saxophoniste avant-gardiste, navigue sans effort entre jazz improvisé et culture punk. On trouve chez ces artistes la même énergie brute et anti-conformiste qui anime l’underground depuis ses débuts.

La new wave, de son côté, reprend certains éléments d'intensité et d'expérimentation des sous-genres jazz. Talking Heads ou Briano Eno, dans leurs travaux collaboratifs, ont puisé dans des structures rythmiques complexes et des textures sonores atypiques, symboles des héritages laissés par leurs prédécesseurs jazz.

Un fil conducteur dans l’électronique contemporaine

Au-delà des premiers liens historiques, les échos du jazz expérimental résonnent puissamment dans les sons électroniques contemporains. Si des artistes comme Aphex Twin ou Amon Tobin tirent leurs influences de multiples sources, l’ADN du jazz se repère souvent dans leurs constructions sonores complexes et leurs improvisations digitales déroutantes.

L'émergence de sous-genres comme le nu-jazz (exemples : St. Germain, Nujabes) ou des artistes comme Flying Lotus, naviguant entre jazz et abstract hip-hop, soulignent cette interpénétration. FlyLo, pour ne prendre qu’un cas frappant, est un héritier direct du jazz expérimental, étant le petit-neveu de la pianiste iconique Alice Coltrane.

Labels et collectifs en première ligne

Dans l’underground électronique, des labels comme Brainfeeder (fondé par Flying Lotus), Black Focus ou encore International Anthem ramènent les codes du jazz avant-gardiste à l’ère moderne. Claviers dissonants, structures éclatées, groove imprévisible : ils insufflent ce souffle du chaos contrôlé propre au jazz expérimental.

  • International Anthem, basé à Chicago, met en lumière des talents hybrides comme Makaya McCraven, qui se situe aux frontières entre jazz, hip-hop et electro improvisée.
  • Brainfeeder, quant à lui, réunit des esprits libres comme Thundercat ou Kamasi Washington, poursuivant ce dialogue ininterrompu entre signes du passé et visions futuristes.
  • Ninja Tune joue également ce rôle de laboratoire depuis les années 1990, incorporant des influences transculturelles, perçues comme un prolongement inévitable de l’expérimentation jazz.

Un langage universel réinterprété

Le jazz expérimental, en déstructurant les normes harmoniques, partage une même démarche visionnaire avec l’underground. Cette recherche d’authenticité brute est une langue commune qui traverse les décennies, continuellement réinterprétée.

Et pourtant, malgré son rôle clé dans les scènes électroniques, punk, expérimentales ou même hip-hop, il reste trop souvent dans l'ombre. Est-ce parce que le jazz souffre toujours de sa réputation "élitiste" ? Ou bien parce que le grand public associe ses figures majeures à des clubs enfumés, loin de la violence créative des squats ou des rave parties 90s ?

Une place trop modeste dans l’histoire

On ne peut réduire l’influence du jazz expérimental aux noms familiers des initiés. De ses dérives psychédéliques aux expérimentations bruitistes, c'est bien une matrice qui nourrit chaque recoin de la musique indépendante actuelle. Mais cette reconnaissance éclate rarement au grand jour, enfouie sous d’autres couches narratives plus mainstream.

Il est donc essentiel de redonner à cette influence ses lettres de noblesse. Pas seulement en écoutant l’héritage des pères fondateurs, mais en scrutant comment les projets contemporains prolongent ce dialogue. Que ce soit au cœur des vinyles craquelants ou des sets glitchés d’un DJ underground, le jazz expérimental est toujours là, vibrant. Reste à savoir si nous sommes prêts à l'écouter pleinement et à en reconnaître la portée.

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