La genèse du krautrock s’inscrit dans un contexte social et culturel très particulier. Nous sommes à la fin des années 60, en Allemagne de l'Ouest. Le pays, marqué par les cicatrices laissées par la Seconde Guerre mondiale, traverse une période de reconstruction autant matérielle qu'identitaire. Côté musique, la jeunesse allemande aspire à s’émanciper de l’influence anglo-saxonne omniprésente, notamment celle des Beatles et des Rolling Stones, alors en pleine déferlante mondiale.
Pour se réinventer, des groupes comme Can, Faust, Neu!, Tangerine Dream et Kraftwerk choisissent de briser les formats classiques du rock et d’adopter une approche résolument expérimentale. Ils s’emparent de nouvelles technologies, explorent les boucles, les textures répétitives, et fusionnent les instruments acoustiques et électroniques. C’est l’époque où le minimalisme rencontre une attitude punk avant l’heure : pas besoin de virtuosité, juste une volonté radicale d’explorer l’inexploré.
Un terme, d’abord péjoratif, sera utilisé pour désigner ces groupes : le "krautrock". Ce mot, dérivé d’une insulte utilisée par les Alliés pour désigner les Allemands, est repris ironiquement par des fervents du genre, devenant une bannière pour une génération d’iconoclastes.
Si l’univers du krautrock est aussi foisonnant qu’il peut paraître insaisissable, il repose néanmoins sur quelques piliers essentiels :
Ajoutez à cela un amour intransigeant pour l’innovation et une obsession pour le futur – avec Kraftwerk en digne porte-drapeau – et vous obtenez une recette sonore unique, qui transcende les époques.
Si le krautrock a marqué son époque, son empreinte reste encore palpable dans la musique underground actuelle. De nombreuses scènes et esthétiques sonores doivent beaucoup à cet héritage, que ce soit explicitement ou de façon plus diffuse.
Quand on parle de l’impact du krautrock sur l’électronique underground, difficile de ne pas mentionner l’énorme influence de Kraftwerk. Avec leurs rythmes mécaniques, leur utilisation pionnière des synthétiseurs et leur vision futuriste, ils posent les bases de la techno et de l’electro avant même qu’elles n’existent en tant que genres. Detroit, le cœur de la techno, aurait-il vu naître des géants comme Juan Atkins ou Jeff Mills sans les expérimentations froides et méthodiques des Allemands ? On en doute.
De manière plus large, la répétition hypnotique chère au krautrock alimente également tout le mouvement de la musique ambient, popularisé plus tard par des artistes comme Brian Eno. En écoutant Phaedra ou Rubycon de Tangerine Dream, difficile de ne pas percevoir les prémices de ce qu’on retrouvera dans les longues immersions sonores d’artistes ambient contemporains.
Dans les années 80, l’éthique DIY du krautrock trouve un écho direct dans la scène post-punk. Des groupes comme Joy Division ou Public Image Ltd s’inspirent des structures répétitives et des textures minimalistes. Ce lien est également flagrant chez Sonic Youth, où l’attitude anticonformiste des pionniers allemands continue d’imprégner leur son noisy et expérimental.
De même, dans l’univers industriel, des groupes comme Throbbing Gristle ou Cabaret Voltaire adoptent des principes similaires : expérimentation sonore brute, réinvention permanente et rejet des structures conventionnelles. On ne fait rien comme les autres. On détruit pour reconstruire autrement – un credo hérité tout droit du krautrock.
Aujourd’hui encore, des artistes et groupes issus de la scène underground rendent hommage au krautrock. Le psychédélisme moderne – qu’il soit électronique ou rock – baigne dans ses influences. Prenez des groupes comme Tame Impala ou King Gizzard & the Lizard Wizard, qui empruntent sans retenue aux sonorités hypnotiques et progressives des grands pionniers allemands.
Mais l'influence ne s’arrête pas là. Des collectifs et labels underground comme Giegling ou Erased Tapes s'inspirent toujours de cette esthétique : une musique immersive, pensée comme une expérience totale, où l’auditeur se laisse porter par une narration purement sonore.
Le krautrock, c'est bien plus qu'un genre musical. C'est une attitude, une philosophie. Cet art du risque et du contournement reste une source d'inspiration vivante pour les tenant·e·s de l’underground, toujours en quête de nouvelles voix et de territoires inexplorés. À une époque où la standardisation et le marketing dominent l’industrie musicale, se replonger dans cette époque et s'en inspirer n’est pas seulement pertinent : c’est une nécessité, un acte de résistance. Si la musique doit être un terrain d’expérimentation, le krautrock nous rappelle que l’essentiel se trouve souvent dans les marges, là où personne n’ose regarder.